Lucidité tragique

Je ressens ses effets dans l’entièreté de mon corps, augmentant fortement ainsi que rapidement, progressant davantage chaque jour, se frayant un douloureux chemin, de mes frêles orteils, à mes sourdes oreilles. La vieillesse. Nul ne m’a avertie et on ne m’a pas préparée à cette épreuve, la toute dernière d’une longue série qui s’est jouée de moi, m’a affaiblie. Ce corps fragile qui est le mien me brime de la liberté dont je profitais jadis et m’oblige à m’éloigner de moi-même. C’est ce détachement dissociant mon esprit lucide de mon état physique irrécupérable qui aujourd’hui me condamne à rester ici, dans cette triste maison, et partout où je pose mon regard, mon sort me frappe au visage comme un boomerang qui ne cesse jamais de revenir. Cette résidence n’arrête point de me crier combien je suis vieille et faible et tous ces gens que je côtoie, ces personnes âgées qui ne sont en fait que mon pathétique reflet, me rappellent que la fin approche et que la détérioration est inévitable. À 85 ans, la plupart des gens craignent la mort, alors que d’autres mettent cette peur de côté et tentent de profiter des derniers instants qu’ils qualifient de précieux et de rares. Je ne m’identifie à aucune de ces personnes puisqu’il m’est impossible de profiter de quoi que ce soit dans cet état physique déplorable qui me consume et également parce que le trépas, au point où j’en suis, ne me semble pas si désolant. 

Le fait de mourir est-il si bouleversant, alors que selon moi, ce que je vis est bien pire? Ma mobilité est réduite, même m’exprimer s’intensifie en complexité. La mort me semble paisible, voire facile. Bien qu’ils me désolent, j’envie presque quelques-uns de ces vieillards. C’est ma conscience qui de plus en plus me déprime. Eux n’ont pas tous un esprit lucide comme le mien. Bernard, lui, oublie tout ce qu’on lui dit dans la minute où on se risque à le faire. J’envie Bernard. Cette perte de mémoire qui lui joue des tours comporte certains bénéfices. Bernard ne se souvient peut-être point de la consigne que lui a donnée l’intervenante, mais il n’a également pas connaissance du récent décès de sa femme. Bernard n’est peut-être pas au courant des dernières nouvelles, mais il n’a pas non plus conscience de sa dégradation corporelle. Bernard ne sait probablement pas qu’il se prénomme ainsi, tant il ne connait pas sa nièce Adèle, atteinte d’une leucémie chronique. La maladie d’Alzheimer serait pour moi une issue à cette assiduité cognitive, cette présence d’esprit qui me rappelle constamment l’affaiblissement de mon corps et les nuisances physiques qui en ressortent. Dans tous les cas, qu’ai-je à perdre? Je n’ai plus rien, ni personne. Je me suis déjà en partie perdue. 

Mon corps se meurt, mais mon esprit demeure agité. C’est comme s’il me laissait tomber. Je souhaite parfois ne pas avoir cette notion de la connaissance de ma condition. Je voudrais ne pas réaliser dans quel état je suis, ce qui m’attend. J’aimerais sortir de cette prison constituée de mes bras, de mes jambes, ainsi que de tout ce qui me compose. Je brûle de ne plus penser, de ne plus me souvenir. J’ai envie de ne plus rien ressentir. Ma lucidité est ma réelle faiblesse. Elle me blesse plus que mon manque de vigueur physique. C’est elle qui me fait mal, qui m’achève. Je désire en finir. Je rêve de tranquillité. Je ne veux plus raisonner, je ne veux plus vieillir.   

Par Alicia Arcand